La langue parlée est un élément essentiel du statut effectif, culturel, matériel et socio-économique d’une population

Dans les bons lycées classiques d’Alger, avant la guerre d’indépendance de l’Algérie, et comme cela se passait à Bordeaux, à Grenoble, ou à Marseille, on « faisait » du latin , de l’anglais, de l’allemand, et de plus, à partir de la quatrième, du grec ou une deuxième langue vivante. C’est à ce titre seulement, éventuellement, que l’on pouvait choisir l’arabe. Comme cette dernière langue n’était pas non plus enseignée dans les écoles primaires, elle n’était finalement connue que des arabophones, à une petite minorité « européenne » prés, celle qui vivait au contact des ruraux des périphéries urbaines, et pouvaient ainsi la pratiquer . Ainsi dans les écoles et les lycées nos camarades arabophones avaient le privilège de connaître une langue de plus, ce qui ne les empêchait pas de pratiquer, parfois mieux que nous, le français. A coté de ce système « français » de droit commun, il y avait certes un enseignement arabe traditionnel dans les écoles coraniques et les médersas, auxquelles avaient seuls accès les musulmans.

C’était cela l’instruction publique, et l’éducation de la jeunesse à Alger et dans toutes les grandes villes d’Algérie, sous les troisième et quatrième Républiques, pour les millions de jeunes des départements algériens. Cela a durablement laissé à beaucoup un goût de « trop peu », et un regret quasi définitif de ne pas savoir, et de ne pas pouvoir, parler ni comprendre la culture d’autrui, son voisin.

Cette analyse schématique peut elle amener les français d’aujourd’hui, 50 ans après l’indépendance de l’Algérie, à revoir leur approche des langues et des cultures régionales et minoritaires en France ?

La France actuelle comprend quelques millions de citoyens d’origine maghrebine , de la première, de la seconde ou troisième génération, sans oublier ceux qui sont d’origine turque, ou d’un autre pays du moyen -Orient, les kurdes par exemple, ou les libanais. Cet afflux de minorités du sud de la Méditerranée est assez récent, même pour les nord-africains. Il est à peu prés concomitant de la guerre d’Algérie et de l’indépendance, sans être nécessairement lié à ces événements forts et traumatisants. On rappellera que la plupart des travailleurs nord-africains ont été appelés en France par et pour le développement économique sans pareil des « trente glorieuses ».C’est un fait qu’environ un français sur dix provient actuellement de cette origine, auxquels s’ajoutent d’autres immigrants généralement plus récents de même provenance venus pour quitter la misère de leur pays d’origine, sa ruine politique , et rejoindre sinon le mirage français tout au moins tel ou tel membre de leur famille déjà implanté en France, et l’espoir d’une formation et d’un travail. Ces chiffres importent peu d’ailleurs et sont difficilement vérifiables, les fichiers ne pouvant pas faire état de la provenance ethnique ou religieuse, ou encore de la langue maternelle, des personnes. Retenons seulement, à titre anecdotique, que le pourcentage atteint par ces minorités en France est assez semblable à celui que représentaient les populations d’origine européenne en Afrique du Nord dans les années cinquante, dans un contexte certes très différent..

La langue parlée est un élément essentiel du statut effectif, culturel, matériel et socio-économique d’une population. Elle joue, c’est vrai, un rôle important dans la bonne intégration dans la société d’accueil. Aussi est-il nécessaire que notre langue soit fortement proposée aux arrivants, et encore plus à leurs enfants qui prétendent à la citoyenneté, ou en ont hérité . Mais il faut aller plus loin. Considérant que le multilinguisme est une richesse, comme la diversité culturelle, il faut porter une attention particulière aux langues maternelles de ces nouveaux arrivants, qui arrivent avec une identité, et une culture, et ne doivent nullement avoir à y renoncer pour faciliter le succès de leur nouveau parcours, et l’acquisition de leur nouvelle identité. Leurs enfants aussi doivent pouvoir parler correctement leur langue maternelle, celle de leurs parents et de leurs grands-parents. Cela renforcera les liens familiaux, toujours utiles et nécessaires à un bon épanouissement et une bonne éducation dans quelque pays que ce soit. Ils connaîtront ainsi leurs premières racines et une partie importante de leur identité, au lieu de fantasmer dessus, et de se contenter de rechercher leur identité, et la langue qu’on ne leur aura pas apprise, dans des pratiques marginales, voire dans une conception extrême de leur religion, qui leur servirait de « grand tout » culturel, et d’unique repère culturel et identitaire.
En acceptant de prendre en compte les langues d’origine on s’apercevra d’ailleurs de leur multiplicité, et donc des différences entre ces langues minoritaires : l’arabe classique n’est pas l’arabe parlé, et c’est une très belle langue d’une extrême richesse littéraire, qui permet certes de lire le Coran, mais aussi toute une vaste littérature ancienne et contemporaine, (la presse par exemple), provenant d’une vaste partie du monde. C’est d’ailleurs aussi la langue de minorités chrétiennes fort cultivées, au Liban, en Syrie, en Palestine, en Egypte, en Irak et ailleurs. D’autres parties importantes de ces populations immigrées ne parlent d’ailleurs pas l’arabe, mais les langues berbère, turque, kurde …qui ne sauraient être négligées ni confondues.

Sans doute convient-il alors de proposer, chez nous, c’est-à-dire chez eux, aux parents et surtout aux enfants intéressés, de pouvoir suivre, sérieusement et durablement, un enseignement de leur langue maternelle, ou de celle de leurs parents, dés les classes maternelles, et les crèches. Pour les jeunes ces enseignements viendraient en plus du cursus normal, l’arabe ou la langue d’origine pourrait cependant remplacer l’apprentissage d’une autre langue, étrangère ou régionale, en deuxième ou troisième langue. Actuellement quelques enseignements d’arabe sont proposés dans quelques établissements, mais en nombre très insuffisant, donnés par trop peu de professeurs de langues ayant un statut d’enseignant de l’Education nationale ( à chaque niveau de l’instruction publique). On ne saurait se contenter durablement d’enseignants vacataires et contractuels, en trop petit nombre, recrutés pour faire quelques cours dans quelques établissements,par exemple choisis parmi des boursiers de l’enseignement supérieur, souvent venus de l’étranger. A défaut de l’organisation et de la banalisation de cet enseignement officiel, il y a, et il y aura, de plus en plus d’enseignements délivrés dans des établissements confessionnels, ou dans les centres culturels annexes des mosquées, voire par des groupes incontrôlés.

Ajoutons aussi tout de suite que l’apprentissage de la langue (et de la culture) des minorités nationales doit tout autant être proposé aux autres jeunes français , au même titre que l’italien, l’allemand, l’espagnol, le portugais et l’anglais ou autres langues de nos concitoyens européens. Pour bien se connaître, et se reconnaître, et même bien connaître sa propre identité, il convient de connaître l’identité de l’autre. Ceci s’impose d’autant plus lorsque celui-ci est un concitoyen. Car derrière la langue il y a la littérature, l’histoire, la civilisation.

Ce débat sur les identités, nationale, minoritaires et autres, est un débat essentiel et sans fin. Le débat est délicat, mais le refus de débattre entretient les peurs, les replis ; c’est d’ailleurs parfois un aveu de faiblesse.

Ainsi derrière la langue maternelle il y a aussi le débat sur les identités.

De quoi sont faites nos identités ? Disons tout d’abord qu’elles ne sont pas monolithiques, mais variées à l’infini. Elles existent, très fortement. On les ressent, on les recherche, on s’en prévaut. On est fortement renvoyé à son identité nationale lorsque l’on vit à l’étranger, et ceci même lorsque l’on s’en défend. On s’inquiète, et on s’interroge en permanence sur l’identité d’autrui, pour l’approcher, travailler, vivre en bonne entente ou intimité avec lui.

Mais qu’est-ce que l’identité ? Pas plus que la culture l’identité n’est définie en droit positif , dans notre code administratif par exemple. Par contre la carte d’identité est une réalité administrative, ainsi que les éléments de notre identité : nationalité, domicile, âge, sexe et patrimoine, profession, statut matrimonial. Il s’agit d’abord pour l’administration d’une identification précise à travers des éléments importants de notre personne, de nos moyens et de notre existence. C’est pour l’administration un travail de mise en fiches (certes) et de mise en cartes pour saisir et gérer la réalité, pour organiser notre place dans la totalité de la société, et nous prendre en charge.

Mais, pour nous-même, en notre for intétieur, quelle est la réalité de notre identité ? C’est notre personnalité, qui répond à la question de savoir qui nous sommes. Cette identité personnelle est multiple, forte, évolutive. Faite aussi d’aspirations, elle est en devenir, mais elle repose aussi sur un passé plus ou moins connu, reconnu, et sur la certitude ou l’espoir d’être ou de devenir ceci ou cela. On doit pouvoir changer de profession, de lieu de résidence, voire encore de citoyenneté en émigrant à l’étranger, voire de confession, tout en restant nous-même, au fond de nous -même. Ainsi l’identité est aussi faite de la certitude de pouvoir se construire, voire en jouant sur les mots, de se « déconstruire » et reconstruire. Tout homme porte ainsi son identité avec lui, où qu’il soit. Il a ses racines identitaires, personnelles, en lui-même. C’est du moins ce que nous croyons, dans une conception fortement individualiste de la personne . Mais il y a d’autres éléments d’identité, plus collectifs, voire communautaires, très prégnants qui laissent en nous la marque d’un certain contrôle social, et d’une réalité culturelle : la famille, la religion, le pays , au sens braudélien (auvergnat, gascon, de tel ou tel pays…)1… On ne peut pas vivre pleinement sans une identité bien établie, et reconnue, faite de plusieurs liens, et de plusieurs volets. Il faut les connaître, voire les accepter, pour être conscient et libre, y compris à leur égard.

Ainsi que l’on soit réfugié, apatride, ou immigré, ou simplement résident étranger comme nous en avons fait l’expérience, on cherche tout d’abord à acquérir des « papiers »d’identité, sans lesquels on vit sous un masque, sous un camouflage de tous les jours, dans la clandestinité. Mais ces papiers ne sont qu’une étape vers la (re)constitution d’une véritable identité, pleine, entière, mais peut-être composite. C’est cette reconstitution qui est le gage d’une bonne acceptation réciproque, d’une bonne « intégration ». Cette intégration n’est pas « assimilation », mais pourra, éventuellement le devenir.
Et l’on rencontre ainsi et aussi la question des minorités. Celles-ci peuvent être régionales, c’est-à-dire géographiques et historiques, culturelles et parfois linguistiques. C’est en France le cas de la Bretagne, de la Corse, de l’Alsace, du pays Basque, et d’autres cas moins caractérisés, qui peuvent d’ailleurs poser des questions de délimitation, à leur périphérie. Se posent des questions de statut des langues régionales, ou encore, éventuellement, d’autonomie administrative. Ces questions sont connues, débattues et prises en compte dans un débat politique et juridique à présent très ouvert. Le débat régional est d’abord un débat constitutionnel interne, comme en témoignent la diversité des solutions retenues par la France, l’Italie ou l’Espagne. Ces deux derniers pays reconnaissent bien mieux les spécificités régionales, parce qu’ils n’ont pas du tout connu le même passé, volontairement unitaire, que la France..

..Mais les minorités n’ont pas toutes un ancrage territorial bien affirmé. En France les roms, les tziganes, et autres gens « du voyage » partagent une volonté très forte de liberté à l’égard de tous liens territoriaux, et il parait cependant difficile de nier leur particularisme culturel, historiquement consacrée. Leurs communautés se retrouvent de façon assez semblable sur l’ensemble des territoires de l’Union européenne et au-delà, nécessitant une reconnaissance particulière.

Les populations arabophones et les autres minorités linguistiques disséminées sur le territoire national peuvent-elles se prévaloir également d’un statut ? Ce n’est sans doute pas leur prétention ce qui ne veut pas dire qu’elles ne posent pas de problème minoritaire spécifique, appelant éventuellement des politiques publiques spécifiques.

Au-delà du débat régional interne, les droits culturels des minorités sont à présent bien étudiés et reconnus aux niveaux mondial et européen. Au regard du droit international et du droit européen les droits des minorités tendent de plus en plus à influer sur les pratiques souveraines des Etats, pas toujours consentants.2La reconnaissance des droits culturels individuels entraîne la reconnaissance de la diversité culturelle, de l’identité culturelle et donc des minorités culturelles, tant sur le plan universel que sur le plan européen.

Désormais l’UNESCO affirme que toutes les cultures font partie du patrimoine commun de l’humanité ( Déclaration des principes de la coopération culturelle internationale, article 1°). L’affirmation est développée en 2001 dans la déclaration sur la diversité culturelle. Les Etats sont donc redevables de ce patrimoine commun, riche de sa diversité, devant la communauté mondiale. La France, qui participe à l’ONU , et soutient fortement l’action de l’UNESCO, 3n’a cependant toujours pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, du Conseil de l’Europe en 1992, qui considère que les langues régionales et minoritaires font partie de la richesse culturelle de l’Europe, et rappelle « le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique ».

Voila d’ailleurs un beau et vrai débat national à mener, que celui qui porterait sur l’identification , l’ampleur, les caractéristiques, et les souhaits des minorités nationales, cherchant leur place dans la nation : qu’elles fussent régionales et historiques, linguistiques, avec ou sans attache territoriale. Mais l’idée même d’un tel débat fait peur à beaucoup.

Mais ces relations entre le pouvoir autonome et les identités se posent elles dans les mêmes termes pour les diverses minorités et les diverses confessions ? Les aspirations des identités à une totale reconnaissance ne sauraient faire oublier l’idéal de l’autogouvernement de la nation (par rapport aux religions par exemple), avec ses dimensions d’unité collective et de « généralité publique »4, nécessaires fondements communs de la société, propres à tout gouvernement démocratique, fondé sur le respect intégral des droits de l’homme (et des femmes).

Ainsi la place et les liens respectifs des identités, des langues, des minorités ne peuvent pas cesser d’évoluer. Pour cela il convient d’en parler, et d’aller vers une large reconnaissance.

André Hubert Mesnard, animateur du Conseil de développement de Nantes Métropole,

Ex conseiller municipal de Nantes, professeur émérite de l’Université de Nantes

1 Fernand Braudel, « L’identité de la France, Espace et histoire », Arthaud-Flammarion, Paris 1986.

2Sur cette question lire de Alain Fenet « Droits culturels et communauté mondiale » , in « l’homme, ses territoires, ses cultures », dir.J.Fialaire et E.Mondielli, JGDJ 2006, p. 247 et s.

3 Comme le montrent les déclarations du président Chirac lors de la réception des peuples amérindiens , le 25 juin 2004, et à la 32° Conférence générale de l’UNESCO à Paris, le 14 octobre 2003, citées par Alain Fenet , op. cit.p.260 et 261

4 Pour reprendre les termes de Marcel Gauchet dans sa conclusion de « La religion dans la démocratie » Gallimard 1998.